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La terre du 34

Mon Père nous avait tout donné, à mon frère et moi. Il avait sacrifié sa vie d’homme et d’artiste au profit d’une vie de Père, aimant et prévenant. Homme brillant et sensible, il avait réussi nombre de concours qui lui avait valu une certaine considération sociale. A la fin de sa carrière, l’Education Nationale l’avait même promu Chevalier.

Cependant, beaucoup ne l’ont pas compris. Homme simple dans ses amours et ses aspirations, il fut considéré par quelques imbéciles oeuvrant dans les « hautes sphères » comme un petit homme, un petit prof, un homme sans envergure, dont l’horizon se limitait à un champ de poireaux et à deux-trois marguerites…

Pauvres fous sans âme, mon Père avait une dignité et une dimension que seuls les poètes peuvent appréhender, saisir au vol et apprécier.

Sa solitude n’avait pour seule frontière que lui-même, et nous devons nous sentir bien aise de l’avoir perçue.

A quinze ans son professeur de français lui annonçait une grande carrière de poète s’il persévérait dans cette voie. Bien malheureusement pour lui et bien heureusement pour nous, mon Père ne devint qu’un fin lettré, un professeur hors du commun adulé de ses élèves, et qui plus est, dans la langue de Goethe. Il est d’ailleurs fort surprenant qu’il n’ait jamais composé aucun vers en allemand… Il paraît, soit disant, que la métrique germanique diffère quelque peu de la nôtre…

Il n’en demeure pas moins que mon Père nous avait tout donné. Là où d’autres auraient saisi leur chance d’entrer dans la carrière, mon Père le fit par la petite porte. Agrégé certes, mais sans arrogance, sans prétention, il resta le même, se dévouant jour après jour à l’éducation de mon frère et de moi-même. Il demeura l’homme constant et aimé sans que jamais personne ne se soucie de lui… N’y a-t-il jamais eu quelqu’un qui s’intéresse à lui ?

Son art, la Poésie, était maniée de main de maître, pourtant, il n’en tira jamais de gloire et se crut toujours un poète de seconde zone. Mais il avait tort, ce ne furent que les occasions qui lui firent défaut : départ en retraite, mariage, noces d’or. Voici ce que furent ses sujets d’inspiration. Sans compter le mépris de ma mère, incapable de s’élever au-dessus du champ de navets…

Il me fut pourtant donné un jour de découvrir quelques ébauches de poèmes personnels, de poèmes bien à lui. Là où les poèmes de circonstance n’avaient que peu de valeur, les siens ressortaient du lot comme par enchantement. Le côté incisif, l’Ironie, la dérision, tout était là, endormi dans des feuillets jaunis…

Hélas, mon Père, par pudeur, car mon Père était un être secret, intimiste, ne les divulgua jamais…

La nature de ces œuvres, à l’encontre de ce qu’il pouvait afficher, dépeignait sa vraie nature, une nature bien autre. Sa bonhomie, si admise, s’effaçait au profit d’une angoisse constante, d’une anxiété prononcée. Il supportait ses maux et écrivait les siens en silence…

Dorénavant à la retraite, il se prit de passion pour le jardin de la Favorite et s’y consacra sans relâche jusqu’à sa mort. Quelques membres de la famille justifièrent ceci par le fait de mon occupation de la maison familiale.

Encore une fois, la proposition était erronée. Si, bien évidemment, le fait que j’habite le fief familial pesait dans la balance, c’était pour une raison tout autre, raison que je ne pourrai jamais confirmée…

Je suis bien convaincu au jour d’aujourd’hui que mon Père fouillait son passé. Cette allégation m’est par ailleurs fort personnelle car personne ne pourrait confirmer mes dires, ne fussent les morts… Je ne pense pourtant pas me tromper.

Mon Père oeuvrait chaque jour dans le jardin, retournant la terre inlassablement. La volonté de culture ne peut justifier la tâche harassante à laquelle il se livrait à la fin de sa vie.

Je le soupçonne au travers d’une tâche apparemment anodine, de s’être remémoré son passé, morceau par morceau…

Quoi qu’il en soit, en retournant la terre comme il l’a fait, peut-être a-t-il déterré ou re-déterré des trésors fabuleux que son frère et lui avaient enfouis il y a un demi siècle…

Jamais il ne nous fit part de ses découvertes.

Je crois aujourd’hui que mon Père recherchait son passé, et cela, bien au-delà de ce que l’on peut imaginer. Comme si continuer de bécher la terre dans un mouvement ancestral lui permettait de toucher du doigt quelque chose d’exceptionnel, quelque chose d’authentique…

Sans doute avait-il peur de se filer lui-même entre les doigts sans cette action quotidienne de préservation… Aujourd’hui, le 8 avril 2033, me voilà à mon tour en train de retourner cette terre plusieurs fois ancestrale et je comprends, je comprends…

Jérôme Ancey
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